JEANNE SUSPLUGAS

Arborescences

Dans cet entretien avec l’artiste française Jeanne Susplugas, notre discussion porte sur ce qui l’inspire dans son travail, et notamment l’idée de ‘ramifications’ qu’elle explore via nos neurones, les arbres, le cosmos.

Quand on contemple un beau ciel d’été, tout y parait posé et attendre notre regard: les infimes variations de couleurs,
la silhouette des nuées, les nuages aux airs de visages…C’est comme une forêt magique dans les airs qui pourrait nous connecter aux galaxies. Alors, un ciel étoilé devient une arborescence, et les constellations peut-être le cerveau de l’univers.

Les installations et photographies de Jeanne Susplugas nous rapprochent de ces zones mystérieuses de notre conscience. Dans le cadre de son exposition personnelle à la galerie Mansart à Paris, vous verrez entre autres une forêt d’arbres généalogiques et thérapeutiques.. Nous n’en dirons pas plus, filez-y! l’exposition ‘Déraison du quotidien’ dure jusqu’au 26 juillet.

L’Art avec un grand ‘A’

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Vent, feu, eau terre… Si ton oeuvre ou ta personnalité étaient un élément, lequel choisirais-tu?

Si je me réfère a la théorie de Galien puis d’Hippocrate,

je dirais l’air qui est le monde de la sociabilité, des idées, des pensées, des théories et autres spéculations!

Y a-t-il une œuvre d’art ou une situation, un individu ou un lieu particulier qui t’a inspirée à devenir artiste?

Le choix ou le non-choix de devenir artiste est la résultante de plusieurs facteurs.

Il s’est imposé à moi alors que j’avais un chemin tout tracé dans la recherche.

Je pense que c’est d’abord l’Art bien sûr, avec un grand A.

J’expérimentais beaucoup dans mon petit atelier et je me suis aussi très tôt passionnée pour l’Histoire de l’art que j’ai étudié pendant plusieurs années.

Au moment de faire un choix, plusieurs personnes à ce moment là m’ont donné confiance et encouragée à ne pas avoir peur d’aller vers la création.

Jeanne Suspuglas, Tattoo, 2017, tirage c-print © Jeanne Susplugas

Dirais-tu que tu es spirituelle? Dans quelle mesure la spiritualité nourrit-elle ton travail?

Le monde est trop brutal pour l’affronter sans spiritualité.

Il me semble que chaque jour j’essaie d’aller vers l’essentiel et ainsi d’élever mon niveau de conscience.

C’est cette conscience qui me permet de comprendre, concevoir, ressentir, percevoir le monde qui m’entoure et d’accéder à une forme de paix intérieure.

Je ne pense pas qu’il faille être en souffrance pour créer comme on essaie souvent de nous le faire croire.

Il me semble qu’au contraire,

plus on ressent de paix intérieure plus la création est possible, riche et sincère.

C’est cette paix intérieure qui engendre entre autres la sérénité, la bienveillance, l’amour, la compassion nécessaires à la création.

Jeanne Susplugas on the stairs of the La Patinoire Royale (Brussels), 2017

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Outils de témoignages

“Le pinceau sert à faire sortir les choses du chaos.” Zao Wouki. Pourquoi utilises-tu l’encre sur papier, et comment cette technique peut-elle refléter les fulgurances et soubresauts qui parfois animent notre cerveau? Peux-tu nous en dire plus dans le cadre de ton exposition personnelle à la galerie Mansart.

L’encre sur papier est un « outil » parmi tant d’autres car, dans mon travail, c’est avant tout le propos qui dicte le médium. Je trouve le travail de dessin très intime, c’est pourquoi le crayon et les encres se sont imposées à moi pour la série In my brain, débuté en 2017.

J’ai commencé à réaliser ces portraits ou « neuro-portraits » aux allures ludiques et naïves pour dévoiler nos pensées, des plus gaies aux plus sombres.

Il s’agit ici de mettre en exergue ce qui nous constitue psychiquement, les pensées qui hantent nos neurones.

Pour réaliser ces portraits, je collecte des témoignages en demandant aux gens de me livrer leurs pensées qui vont des plus quotidiennes aux plus récurrentes et obsessionnelles.

In my Brain, 2018, encre sur papier © Jeanne Susplugas
Jeanne Susplugas, In my Brain, 2018, encre sur papier © Jeanne Susplugas
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Je les retranscris à l’aide de pictogrammes, facilement compréhensibles, pour créer un « langage universel ».

À la galerie, le dessin In my brain répond à l’installation Base de données littéraires, qui prend ici une toute autre dimension qu’à son habitude.

De bibliothèque sonore vide, elle s’est muée, grâce à l’incitation des commissaires, en cabinet de curiosité, mélange d’œuvres de différentes époques, de « résidus » de l’atelier et autres objets personnels.

Autant d’éléments qui jalonnent mon parcours de vie comme autant de pensées qui occupent mon cerveau encombré.

Le titre “déraison du quotidien” renvoie d’ailleurs au chaos ambiant du covid-19. Face au confinement, l’art et la créativité sont comme un baume pour notre moral… L’écriture, la musique et / ou la lecture sont-elles thérapeutiques pour toi?

Mon travail parle beaucoup d’enfermement, on pourrait dire aujourd’hui confinement.

Dans ces moments, il apparaît de manière évidente que la vie serait impossible sans art.

La lecture, la musique sont autant de béquilles qui m’aident, nous aident, à traverser la vie.

Autant de thérapies individuelles qui nous permettent d’affronter ce monde brutal.

Jeanne Susplugas, Base de données littéraires, 2014, mixed media © Luc Jennepin

Arbres généalogiques, plantes toxiques et forêts magiques

La pratique japonaise de ‘bain de forêt’, ’shinrin-yoku’, souligne le bien-être que nous procurent les arbres, et les ramifications de leurs branches sont comme un parallèle à notre système nerveux. Est-ce que l’arbre apparaît sous certaines formes dans ton processus créatif et tes œuvres ?

Il est beaucoup question de ramifications dans mon travail.

L’arborescence, motif organique, biologique, que l’on retrouve aussi dans le monde de la macro mais aussi de la micro – arbre pulmonaire, arbre neuronal, réseau veineux ou synaptique… jusqu’aux galaxies.

Depuis quelques années, je réalise une série d’arbres intitulée Arbre généalogique.

Jeanne Susplugas, Arbre Généalogique, 2016, ink on paper © Jeanne Susplugas
Jeanne Susplugas, Arbre Généalogique, 2016, ink on paper © Jeanne Susplugas

Ces arbres sont issus de témoignages réels pour aller vers la fiction et l’absurdité puisque les noms des gens ont été remplacés par leur pathologie.

Ces arbres font référence au génogramme utilisé en thérapie familiale ou individuelle afin de comprendre l’individu en tenant compte de la transmission générationnelle ainsi que son contexte familial actuel.

Mes arbres se sont très rapidement émancipés du papier pour se changer en Wall painting.

Forêt généalogique, 2020, Wall Painting (view of the exhibition Déraison du quotidien at Galerie Mansart, Paris, 2020) © Jeanne Susplugas
Forêt généalogique, 2020, Wall Painting (view of the exhibition Déraison du quotidien at Galerie Mansart, Paris, 2020) © Jeanne Susplugas

Mais à la galerie Mansart, j’ai réalisé pour la première fois une forêt d’arbres généalogiques, une forêt « magique » dans le sens thérapeutique.

Elle incite les spectateurs à se rapprocher, à pénétrer dans l’univers des phobies mais aussi dans celui de la nature qui invite à se reconnecter. En filigrane, cette forêt absurde, faite de grands types de végétation, évoque la modification de la répartition des espèces liée aux changements climatiques.

Dans ce Wall painting se glissent des éléments en volume, une photo et un carreau de céramique. La photographie d’un bras sur lequel est tatouée une rangée d’arbres neuronaux qui fait aussi allusion à un incendie qui résonne tristement avec les ravages récents que l’on a observé à travers le monde.

La céramique, fraîchement réalisée au Portugal, est issue d’un papier peint, réalisé il y a quelques années, de plantes toxiques.

Il vient nous rappeler que la nature aussi oscille entre guérison et poison.

Maisons hantées

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Qu’est-ce qui t’attire le plus dans la poésie d’Emily Dickinson? Je pense notamment à ton exposition à la under construction gallery, dont le titre ‘Nul besoin de maison pour être hanté’ est tiré d’un de ses textes.

Sa poésie est ancrée dans l’intime.

Emily Dickinson se réfère souvent au « continent inexploré », cet endroit très privé qu’elle illumine de fleurs.

Mais cette nature se pare souvent de nuages sombres et menaçants, peuplée de châteaux et de prisons, de corridors et de salles, demeure possible du « soi ».

Le titre que j’avais emprunté à un des poèmes d’Emily Dickinson fait référence au cerveau, hanté et tortueux, à l’image de certaines architectures.

Je ressens dans ses écrits une présence, la peur d’un basculement possible.

A l’instar de ses poèmes, c’est bien de ça dont il est question dans mon travail, de cette limite, de ce basculement vers une douce folie, une réelle pathologie ou toute autre zone mystérieuse et inquiétante.

Jeanne Susplugas, Mass Destruction, 2008 (view of Prendre soin, Tonnerre, 2017) © Jeanne Susplugas

La Maison Malade, ton oeuvre à l’arTsenal file aussi cette métaphore de la maison, au sens d’espace mental.Peux-tu nous en dire plus ce projet, et de quelles manières la maison s’intègre dans tes installations et sculptures -peut-être en tant que refuge, point de chute, aliénation, enfermement..?

La Maison malade a été présentée au centre d’art arTsenal à Dreux mais c’est une installation qui date de 1998-1999.

C’est un espace clos, saturé de boîtes de médicaments, empilés, entassés du sol au plafond. Chaque boîte raconte une histoire et nous renvoie à notre propre vie, nos propres maux.

Une salle capitonnée, inspirée des hôpitaux psychiatriques, qui est censée protéger les patients mais qui les enferme.

À l’image de notre société, malade de sa surproduction, rassasiée au point de s’étouffer.

Contre des affections dont on ne sait plus très bien si elles résultent véritablement d’un malaise, s’auto-produisent dans un délire hypocondriaque, ou découlent de la consommation outrée de substances chimiques, ou tout à la fois…Cette installation est la base de presque toute ma réflexion.

La maison est omniprésente en tant que refuge, module modifiable et mobile.

Mais cette maison oscille entre protection et d’aliénation car elle n’est pas toujours bienveillante et recèle ses secrets.

Que se passe t-il réellement derrière la porte ?

Jeanne Susplugas, La maison malade, 1999, mixed media © Jeanne Susplugas

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Jeanne Susplugas, Containers (C.T.), 2014, ink on paper. © Jeanne Susplugas
Jeanne Susplugas, Containers (C.T.), 2014, ink on paper. © Jeanne Susplugas

Notre maison au milieu de la rue…

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“Dans mon art, je suis la meurtrière […] “ Louise Bourgeois. La meurtrière, la ‘femme-maison’ font écho à des structures, des édifices construits ou imaginés. Puises-tu dans l’architecture pour exprimer certaines émotions, qu’elles soient violentes ou non?

Je puise dans la maison qui nourrit le travail et vice versa. Cet espace que l’on habite fait de nous, les êtres humains, une espèce à part – l’abri animal devient habitat.

La maison est le prolongement de notre corps et le lieu de tous nos états.

On s’identifie au lieu qu’on habite, miroir de nos émotions, nos angoisses.

Ne dit-on pas d’ailleurs notre « intérieur ».

Cette identification se traduità travers nos tics de langage : face à un danger imminent il y a « péril en la demeure » ; dans la confusionon ne sait plus « où on habite »…

Les limites du corps se confondent avec les limites spatiales du logement.

Lieu de protection, d’enfermement, d’aliénation, de peur, de fantasmes, de représentation et de pouvoir.

Jeanne Susplugas, Stratégie d’enfermement, 2012, mixed media © Jeanne Susplugas

Par rapport à la situation de confinement que nous vivons, ça me fait penser qu’en 2012, j’ai organisé une exposition collective à la Maison des arts de Malakoff, Our house in the middle of our street, qui traitait de toutes ces questions.

Cette chanson de Madness évoque, avec humour et une pointe de nostalgie, la folie d’une famille qui vit sous le même toit…

Mais dans ces temps troublés, je conclurai sur la maison par une citation amusante de Pablo Neruda,

Jeanne Susplugas, Light House III, 2013, led, aluminium. © Jeanne Susplugas

Jeanne Susplugas, Light House III, 2013, led, aluminium. © Jeanne Susplugas

J’ai construit ma maison comme un jouet et j’y joue du matin au soir.

Jeanne Susplugas, Pink house, 2002, mixed media. © Jeanne Susplugas
Jeanne Susplugas, Pink house, 2002, mixed media. © Jeanne Susplugas

Structurer les sons et les substances

Quelle place accordes-tu à la voix et à l’acoustique dans ton travail?

Les sons et les voix sont très présents dans mon travail.

Dans bon nombre d’expositions, le son structure l’espace, l’habite, l’habille et le remplit.

Je crée les sons ou les commandes.

A la galerie Mansart, j’ai délibérément enlevé le son de l’installation/ bibliothèque car le cabinet de curiosité est déjà assez chargé. Mais il s’agit originellement d’une bibliothèque vidée de son contenu physique pour le remplacer par un enregistrement.

J’ai fait enregistrer des extraits de livres, que je collectionne depuis plus de vingt ans, par des comédien(ne)s.

Ces extraits, de Muriel Barbery à Christophe Rioux en passant par Eva Ensler, ainsi assemblés créent de nouvelles histoires plus ou moins absurdes, drôles et acides.

Jeanne Susplugas, Mask, 2009, c-print, © Jeanne Susplugas
Jeanne Susplugas, Mask, 2009, c-print, © Jeanne Susplugas

Les textes que je commande à des écrivain.e.s, Marie Darrieussecq, Marie-Gabrielle Duc ou encore Basile Panurgias, sont différentes sources d’inspiration qui deviennent tour à tour pièces sonores, films, performances…J’utilise ses sons au grès de mes installations en les faisant exister de différentes manières.

Des voix sortaient des modules en carton de All the world’s a stage au Centre d’Art le Lait à Albi comme autant de pensées plus ou moins avouables ; d’autres de la caisse militaire du pharmacien, Pharmacie Lieutnant, lors du festival A-part, qui fait allusion à la pilule contre le sommeil, le Modiodal,

utilisée dans un but non médical par les militaires afin d’avoir des soldats opérationnels 24h sur 24.

Alors que d’autres sont utilisées sous forme de siestes sonores pas toujours très reposantes.

Jeanne Susplugas, All the world's a stage, 2013, mixed media © Jeanne Susplugas
Jeanne Susplugas, All the world’s a stage, 2013, mixed media © Jeanne Susplugas

Le tout dernier son que j’ai réalisé, Little helpers, est un mix d’extraits d’environ 200 morceaux euphorisants, planants et excitants qui évoquent une ou plusieurs substances, licites ou illicites que j’ai assemblé sans hiérarchie. Les chansons entretiennent des liens étroits avec l’usage de substances cristallisant les spécificités de chaque génération. Par ailleurs,

la musique est aussi une forme de drogue puisqu’à son écoute, le cerveau augmente son niveau de dopamine qui nous permet de fabriquer de l’adrénaline.

Jeanne Susplugas, Disco Ball, 2019, mixed media © Jeanne Susplugas
Jeanne Susplugas, Disco Ball, 2019, mixed media © Jeanne Susplugas

Imaginons que tu puisses changer quoi que ce soit dans le monde de l’art… quelle serait ta priorité?

L’égalité homme/femme ainsi que la visibilité des minorités.

Que ce soit mis en place dès aujourd’hui mais aussi que l’Histoire de l’art soit complètement revue et enseignée d’un point de vue égalitaire, ce qui remettrait en perspective bon nombre d’idées et théories.

Jeanne Susplugas, Graal, 2013, Crital, © Chu, Liège
Jeanne Susplugas, Graal, 2013, Crital, © Chu, Liège

Enfin, quels sont tes projets à venir?

Je travaille toujours sur plusieurs projets en même temps.

En début de semaine j’étais à Avignon pour préparer une exposition personnelle, J’ai fait ta maison dans ma boîte crânienne, à l’Ardénome dédié à l’art des nouveaux média, avec un week-end spécial organisé avec la French Tech.

Maintenant, je suis en montage au Musée Fabre à Montpellier, dans la section des arts décoratifs qui se trouve dans l’Hôtel particulier Sabatier d’Espeyran, lieu singulier au mobilier et collections remarquables.

Une exposition axée sur l’aspect « pharmaceutique » de mon travail, en lien avec les célébrations des 800 ans de la faculté de Médecine de la ville.

Je suis en post-production d’un film avec des marionnettes, soutenu par la Fondation Villa Seurat pour l’Art Contemporain.

Un film qui prendra ensuite différentes formes dont la performance.

La première sera présentée en octobre au Générateur à Gentilly.

En août je participe à l’exposition En piste ! au Musée de la Boverie à Liège pour laquelle je réalise un wall painting qui sera une sorte d’avant-propos de celui que je réaliserai au printemps prochain au Musée en plein air du Sart Tilman, toujours à Liège.

Jeanne Susplugas, Detail, Mind Mapping, 2017, ink on paper. © Jeanne Susplugas

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Parmi d’autres projets en cours et à venir, un de ceux qui me tient très à cœur,

pour faire écho au nom de votre magasine, est mon premier projet en réalité virtuelle, I will sleep when I’m dead, sur lequel je travaille depuis plusieurs mois.

Il a commencé à se matérialiser notamment grâce à la résidence du VR festival que j’ai réalisé l’été dernier à Arles.

Il sera terminé à la rentrée pour être présenté au festival ON à Arles puis à l’Ardénome – en lien avec la Biennale Chroniques.

DÉRAISON DU QUOTIDIEN
Jeanne Susplugas  
​12 mars – 26 juillet 2020

Galerie Mansart, Paris

Author: Alexandra Etienne