COEUR À COEUR
Katia Kameli tisse des histoires qui déroulent tout un fil de symboles, d’images, de pensées plurielles. Des bribes de memoire, des étincelles du passé toujours présentes. Il s’agit de rallumer le vif du passé, afin que les braises ne deviennent cendres. À travers ses films tels des poèmes visuels, Katia laisse entrevoir des pans de notre identité, là où l’Histoire rejoint la mémoire intime.
À l’occasion de son exposition à la Kunsthalle Munster, place à un aperçu de son travail et de ce qui l’inspire.
Dans quelle mesure relies-tu la mémoire historique à la littérature dans ton oeuvre?
Ces liens sont toujours perceptibles: l’art comme littérature visuelle, l’artiste en tant que traducteur, le regard que l’on porte sur une oeuvre est le même que celui d’un lecteur sur un récit. Ces différentes lectures et relectures nourrissent mon travail. J’explore la subjectivité de l’Histoire, notre rapport à cette matière Histoire qui est malléable. Elle fait écho à une voix intérieure du narrateur, de celui ou celle qui raconte.
Mon travail noue ces correspondences entre la Grande Histoire et celles subjectives qui nous bercent depuis l’enfance, histoire orales et écrites, contes et légendes.
Si ton art était un genre littéraire ou texte particulier, lequel choisirais-tu et pourquoi?
Plutôt un ensemble de textes: la poésie déjà pour sa part d’imaginaire, de reflexion. Comme un miroir, un tableau écrit qui recrée toutes sortes de symboles et stimule nos pensées et nos souvenirs. Un poème se ressent, s’élucide.
C’est une sorte d’énigme personnelle qui se renouvelle à chaque fois que l’on l’interprète.
Le récit-cadre aussi, soit plusieurs histoires imbriquées les unes dans les autres, à la manière des Mille et Une Nuits. Les séquences filmées dans mon exposition à la Kunsthalle de Munster sont connectées ainsi. Chaque sujet nous amène vers un autre. 3 chapitres, 3 lectures et relectures, en boucle selon un cycle. Ce qui m’intéresse, c’est cette mise en abîme du texte visuel dans le texte, là où les réflexions s’enrichissent les unes les autres. Une narration non linéaire donc, toujours ancrée dans le réel via des chemins et des regards croisés. Enfin, les essais et la philosophie que j’aime lire et relire en amont de mes recherches.
Je citerais pour cette exposition: Alger, le Cri, par Samir Toumi, qui exprime comme les lignes d’une main celles qui sous-tendent la nostalgie, la souffrance, la mémoire. Images (à suivre), signé Marie-Jose Mondzain, une analyse notamment de ces temps d’arrêt et de suspense que l’on voit dans l’image filmée, mais aussi La Femme Sans Sépulture d’Assia Djebar, ode à Zoulikha, cette héroïne oubliée de la guerre d’Algérie.
Ton exposition à la Kunsthalle Münster rend compte de ces liens entre la langue et l’identité historique, que tu tisses de manière poétique… Quelle est la symbolique de la couture pour toi dans cette oeuvre?
Dans cette exposition, le deuxième chapitre intègre la couture, personnifiée par Marie-José Mondzain et le couturier. De la meme manière que la couture assemble différents éléments pour en (re)constituer une image, le montage d’un film est une couture de différents matériaux visuels et sonores.
Coudre, c’est rassembler, recréer, réparer -un parallèle à l’identité algérienne elle-même et à son Histoire.
Vent, feu, eau, terre: lequel de ces éléments pourrait définir l’identité algérienne telle que tu la ressens?
Sans doute un peu de tous, mais surtout le feu. La braise, les cendres, les flammes, l’énergie qui se répand, dissémine et capte ce qui l’entoure… Le feu résonne en moi en tant qu’élément créatif qui fait des étincelles, qui détruit mais en meme temps se recrée et danse en mouvement perpétuel.
Le feu anime notre soif de liberté et nos sensations.
Combiné à l’air, le feu persévère pour grandir et se démultiplier. Elles, moi, l’Algérie, toutes ces femmes dans mes films, l’identité feminine qui se forge dans l’action, le déplacement, indépendante, à l’air libre…
La Revolution du Sourire, c’est donc un ‘tout feu tout flamme’ de dynamisme, un élan intellectuel et créatif qui crépite en nous et devient une lumière, un phare.
On allume le vif du passé et de la mémoire. Un feu qui s’éteint équivaut à l’oubli.
La vidéo joue un rôle clef dans ton oeuvre -autant un outil créatif qu’une plateforme sociale. De quelle(s) manière(s) le film avec la photographie, t’a-t-il permis d’exprimer les idéaux qui sous-tendent cette Revolution du Sourire?
La vidéo pour moi signifie l’image en mouvement. C’est un médium de l’entre-deux, un dialogue constant entre images et sons. Je m’intéresse aussi à la notion d’images fixes, de pauses, d’aléas dans le temps:
“N’importe quelle vie est d’une certaine façon un film, à la fois déroulement ininterrompu qui va de naissance à trépas, mais aussi réseau fragmenté de trajets aléatoires”. [Marie-José Mondzain, Images (a Suivre)]
Comme un palimpseste, ton travail puise dans différentes sources littéraires pour créer à chaque fois un ‘mille-feuille’ visuel qui résonne avec l’actualité. Je pense notamment a Stream of Stories -peux-tu nous en dire plus sur cette notion de réécriture”
Dans Stream of Stories, j’aborde les Fables de La Fontaine sous différents angles: Les Fables puisent dans des contes indiens eux-même traduits vers le perse, la version arabe compte 57 langues… Stream of Stories rend compte de ce mille-feuille de références.
Le texte est alors comme un pont, un point de rencontre dans le temps entre les langues, les époques et les lecteurs.
Mon travail est une réécriture visuelle, une mosaïque de ‘flashbacks’ que je revisite à l’aune de ce que l’on perçoit et interprète aujourd’hui quand on relit ces textes.
Dans cette exposition conçue par Merle Radtke, ton installation s’apparente à un roman visuel en trois temps, avec une scénographie riche de matériaux iconographiques. Peux-tu partager tes impressions ‘en coulisses’ de l’exposition, comment Merle Radtke et toi avez perçu l’espace, le concept -et pourquoi ce titre?
Le titre de cette exposition renvoie à la chanson finale du chapitre trois, “elle a allumé le vif du passé”
Les chapitres 1 et 2 existaient deja, le troisième a été spécialement conçu pour cette exposition. Mon travail avec Merle sur la scénographie a été très stimulant: comment, partant d’un espace immense, faire dialoguer trois films. Nous avons conçu l’exposition comme un mini module de cinéma.
Le public passe d’un ilot à un autre, la visite se fait librement, sans trajectoire imposée.
A chacun de suivre son propre itinéraire. Ce qui nous importe surtout, c’est la sensation que chaque film procure dans l’espace, dans le noir, et comment faire sens des médias et techniques présentés.
La photographie, le medium image devient une sculpture, une structure de tirages en négatifs et positifs. La scénographie elle-même est comme une diapositive en trois temps: au sous-sol d’abord, la pièce pivot, le film ‘Storyteller’ qui avait été présenté a la biennale de Marrakech -un film de Bollywood au Maroc, clin d’oeil a ces textes-millefeuilles qui opèrent un chassé-croisé de references.
Embarqués dans ce film, bancs en cercle, à l’étage on se retrouve face au drapeau d’Algérie et ces différents calques de dessins, d’images d’archives, personnelles, de presse, du papier peint.
Ces matériaux iconographiques sont l’envers de l’image, l’envers du drapeau: les petites histoires qui répondent à la grande Histoire. Il s’agit de questionner l’Histoire et de la connecter a quelque chose de tangible, de visuel.
La notion de vestige, de reliques visuelles de nos mémoires, petites et grandes.
Katia Kameli: She Rekindled the Vividness of the Past
7. September – 24. November 2019
Kunsthalle Münster | Hafenweg 28 | 48155 Münster
Opening hours: Tue-Fri 2-7pm | Sa+Su 12-6pm
Find out more about Katia Kameli on her website
Header Photo: Katia Kameli, Le Roman Algérien (Chapitre 3), 2019, HD Video, 46’ 59’’, Courtesy the artist
Author: Alexandra Etienne